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Abdelfettah Seffar & Camille Lorenzetti


Pour Abdelfettah Seffar, dont l’ancetre Mohamed Seffar qui a attiré l’attention à cause de son livre décrivant la France à l’époque de Louis-Philippe, - Les jardins représentent un besoin vital. C’est pour cela qu’il pense que plus il y aura de jardins en médina, plus des écosystèmes réapparaîtront. En réalité, chaque jardin a besoin de tous les autres. Plus il y aura d’espaces verts, et plus l’intérêt pour la ville de Fès augmentera d’avantage. L’habitat est aujourd’hui trop dense. Il faut récréer des espaces verts qui pourraient redevenir les poumons et l’oxygène de cette médina. Rien ne procure plus d’enchantement que d’ouvrir une porte et d’être surpris par la présence d’un jardin. C’est la chose la plus agréable qui puisse arriver à un visiteur.


Entretien J.FClément


«Jardins du Maroc, Jardins du monde» ont visité pour vous ces jardins exceptionnels qu’Abdellfattah Seffar et Camille Lorenzetti cultivent avec passion.

Jardins du Maroc : Chacun sait que, dans la ville de Fès, il y a deux types de maisons, celles des quartiers les plus anciens autour des zones religieuses ou commerciales du centre ville où les maisons, serrées les unes contre les autres, ne disposent que de patios, de cours entièrement couvertes de carrelages. Au-delà, les maisons peuvent s’étendre et des jardins apparaissent. Ce sont des riads. Dans certaines maisons, on découvre des espaces verts de taille imposante. Ce fut le cas du palais de la famille Mokri avec ses multiples dépendances, de celui de la famille Glaoui ou des Dâr et palais Tazî. La maison Tazî ayant été la résidence du chef de Région de Fès avant d’être aujourd’hui celui d’une importante association.

Abdelfettah Seffar : On pourrait aussi citer le palais Baddou, le palais Mokri actuellement utilisé comme école pour le bâtiment traditionnel (le CMTP), les palais Tâzî, la maison ‘Irâqî également qui fut, d’ailleurs, bâtie par un vizir de la famille Tâzî. Dans ce quartier effectivement, les maisons sont de grande taille et elles possèdent, de plus, un jardin. Ce fut une chance pour moi de pouvoir y acquérir une première maison puis d’autres avec ma famille. Nous sommes aujourd’hui en train de restaurer ces demeures avec beaucoup d’attention et beaucoup d’amour. Nous prenons le temps de bien faire les choses, ce qui demande beaucoup de moyens et impose beaucoup de patience. Nous ne regrettons pas une minute cette aventure parce que cela nous donne aussi beaucoup de plaisir et de satisfaction.

Jardins du Maroc : Quel nom avez-vous donné à l’ensemble que vous venez de constituer et pour quelle raison ?

Abdelfettah Seffar : Nous lui avons donné le nom de Al-Kantara car il est à la limite entre le territoire des Tâzî et celui des Mokri. D’ailleurs, ces deux familles bâtissaient ensemble. Je crois que les Tâzî avaient plus d’expérience dans la construction de bâtiments et ils ont mis ce savoir au service des Mokri qui sont arrivés d’Algérie. Ce sont probablement les Tazi qui ont indiqué les noms des artisans de qualité et qui ont transmis aux nouveaux arrivants le goût des Fassis. On trouve, en effet, une grande similitude entre ce que les Tazi ont fait et ce que réalisèrent les Mokri. Il y a un style identique. La maison du XVIIIème siècle que l’on appelle École Agoumi fut l’un des premiers bâtiments construit par les Mokri. C’est une maison très imposante d’environ 600 m2 avec un patio entouré de colonnades de 200 m2. L’harmonie qui s’y trouve se ressent dès le premier abord. Son apparence formelle est équilibrée, ce qui donne un air reposant à l’ensemble. Je crois qu’il y avait aussi le désir des Mokri d’impressionner la société de Fès et de montrer leur savoir-faire. Ils ont donc construit ce bâtiment sur la pente du jorf, c’est-à-dire sur un terrain très accidenté où il était difficile de construire une maison de cette taille. L’entreprise était même de l’ordre du défi. Le seul travail nécessaire pour les fondations fut titanesque. La maison se dresse sur ce jorf « Rocher » comme une forteresse. Aussi la voit-on de loin. Ce fut un travail impressionnant. Heureusement que, d’un point de vue structural, cette maison est toujours solide. C’est pour le décor qu’il reste maintenant beaucoup à faire pour la sauver. Ce décor a été réalisé avec un goût très sûr.

Camille Lorenzetti : Al-Kantara signifie « le pont ». Ce nom a été inspiré par Antoine de Saint-Exupéry qui avait dit qu’il était temps de jeter des ponts au lieu de bâtir des murs. J’aime cette idée de pont entre deux mondes, entre deux rives, entre ciel et terre, entre les hommes et les femmes, entre les cultures, entre l’Orient et l’Occident, entre le passé et le présent. Le pont permet une circulation entre deux entités, à la fois distinctes et en relation. Cela évoque aussi les contes que je lis à mon fils où l’espace est jonché de passerelles magiques.

Abdelfettah Seffar : Ici, le pont, c’est d’abord plusieurs maisons qui formeront un seul ensemble. C’est aussi le désir de jeter, physiquement, des ponts entre ces lieux. Dans le cas de la maison Agoumi, on va essayer de jeter un pont entre le jardin et le premier niveau de cette maison, ce qu’on appelle la çaba, « l’aval ». Justement la çaba joue un rôle déterminé dans l’architecture de Fès. C’est une jonction entre deux bâtiments qui les maintient tous deux en place. C’est par un système de çabas que la médina de Fès a pu assurer sa pérennité dans le temps. Sans ces éléments, plusieurs maisons se seraient déjà écroulées.

Jardins du Maroc : Vous avez déclaré que la restauration de la médina passe autant par la remise en place des murs et de leurs décors que par la recréation de ses jardins. Vous venez de créer un jardin remarquable dans la première maison que vous avez acquise. Vous êtes-vous inspiré d’un modèle pour concevoir ce jardin ?

Camille Lorenzetti : Pour la création du jardin, nous avons suivi nos désirs en répondant à la fois aux envies d’Abdelfettah et aux miennes. Nous avons choisi des plantes et des arbres qui avaient du sens pour nous. La variété des formes a aussi joué un rôle. Nous voulions donner une signification de générosité à cet ensemble végétal. Nous avions en nous des images de voyage et de vie qui venaient des jardins andalous, mais aussi des jardins à
l’anglaise puisqu’Abdelfettah avait vécu un moment en Angleterre. J’aime la lavande qui caresse les jambes lorsque l’on passe dans les allées, les cyprès de mes origines italiennes, les lauriers roses qui me rappellent mes vacances de petite fille dans le sud de la France, également le chèvre-feuille. En l’observant aujourd’hui, je le lis de manière symbolique. Il est un cercle infini semé d’arbres et de plantes. L’accès de son cœur est difficile. C’est un lieu clos et protégé. Il est impénétrable bien que visible. En son centre est érigé un arbre très symbolique, l’arbre de vie. Et ce cercle est traversé par un chemin d’eau, source de toute vie. Ce jardin fait écho à mon jardin. Pour moi donc, la signification profonde de ce jardin repose dans une allégorie spirituelle.

Abdelfettah Seffar : Il m’est difficile de donner une réponse aussi poétique que celle qui vient d’être proposée par Camille. J’ajouterai seulement que depuis 1997 j’avais planté beaucoup d’arbres. Je voulais, en effet, avoir beaucoup d’ombre. Nous sommes ici dans un espace entouré par des murs. Et ces constructions chauffent très vite pour restituer ensuite leur chaleur. Je désirais donc des arbres pour qu’on puisse s’y abriter. Je me souviens aussi que j’avais placé un petit étang. J’avais mis juste à côté des saules pleureurs. Ce jardin fut donc complètement différent de celui que l’on peut voir aujourd’hui. C’est vrai que ce jardin est très jeune. Il est aussi beaucoup plus reposant, plus verdoyant et plus visuel. D’une certaine manière, ce jardin est aussi un pont entre moi et ma femme. Nous avons eu des discussions difficiles au sujet de ce jardin. Nous cherchions ce qu’il convenait d’en faire. Mais nous avons toujours trouvé des solutions qui ont été des compromis. Je suis content du résultat même si ce jardin n’a que deux ans. Mais déjà il évolue très rapidement et l’on ne le voit jamais du même œil. Il grandit de jour en jour, très rapidement. Il faudra même bientôt le dédensifier. En attendant, nous sommes très satisfaits de ce résultat.

Jardins du Maroc : Ce jardin comporte beaucoup de gazon. Camille Lorenzetti vient de nous dire que ce jardin pouvait être lu comme étant lui-même un pont. Il y aurait donc un rapport avec votre séjour à Londres puis à Oxford ?

Camille Lorenzetti : Nous voulions l’impossible, à la fois un espace très fourni et dense et un espace plat et dégagé, ce qui imposa la solution de la clairière. Nous avions un autre désir, celui de se rouler dans l’herbe avec les enfants.

Abdelfettah Seffar : Pour moi, ce jardin est construit sur l’opposition du plein et du vide, du dense et du délié. L’équilibre qui a été trouvé est, pour moi, très réussi. Il est vrai que les décors du XVIIIème siècle des maisons, il en était de même au XVIIème siècle, étaient très chargés et étaient un peu étouffants lorsque toute la surface des murs était recouverte de plâtre et de zellige sans vide. Mais, surtout dans les maisons du XXème siècle, on voit le vide s’introduire sur les murs. Ce choix est plus reposant et il est aussi plus lumineux. Il en est de même pour le jardin. S’il est rempli de végétaux, on ne voit presque plus rien. Si on introduit, avec le gazon, un espace vide, on se repose. On donne une centralité à l’espace. Et celui-ci est traversé, comme le dit Camille, par le chemin d’eau. Sa fonction est de donner du repos et de mettre en valeur tout ce qui se trouve autour du cercle. Cette conception de l’espace permet de multiplier aussi les points de vue, ce qui fait que ce jardin est également, dans ce sens, en perpétuelle transformation, spatiale tout autant que temporelle. J’adore l’observer dans son évolution.

Jardins du Maroc : Qu’avez-vous gardé des anciens arbres qui se trouvaient dans ce lieu ? Pour quelles raisons avez-vous enlevé ces arbres de jadis ?

Camille Lorenzetti : La plupart des arbres ou arbustes dont nous nous sommes séparés était malades. Il y avait un saule pleureur et un peuplier auxquels nous avons dit adieu. Le jardin était, comme l’a dit Abdelfettah, un dépotoir quand il l’a trouvé. Il n’y avait, à part l’olivier et le mûrier, aucun arbre ancien dans le jardin.

Abdelfettah Seffar : Effectivement, ce jardin, en 1997, servait de dépôt public d’ordures. Il n’y avait que quelques sujets dont les peupliers qui sont des arbres qu’on ne plante pas. Ce sont des arbres sauvages qui grandissent tout seuls. J’ai donc trouvé ici un olivier et quelques arbres d’agrumes, presque tous malades. J’ai donc planté beaucoup d’arbres, des cyprès ou des amandiers. Il fut étonnant de voir à quelle vitesse tout a grandi. Il m’a fallu beaucoup de courage pour que j’accepte de me séparer des arbres que j’avais moi-même plantés. Ils étaient déjà, disons, des adolescents. Ils étaient, en tout cas, déjà bien établis. C’est ainsi que peu à peu est née la vision du nouveau jardin.

J’avais mis plusieurs arbres à cet endroit. Certains ont pu être sauvés par le moyen de boutures comme le grenadier. J’ai pu le sauver en le mettant dans un pot et j’ai pu le replanter plus tard. J’ai aussi pu replanter presque tous les agrumes qui avaient été arrachés parce qu’ils étaient malades. Nous les avons remplacés par des jeunes sujets qui sont maintenant bien portants. On ne les voit pas encore très bien parce qu’ils sont encore trop petits. Ce ne sont encore que des arbustes et ils forment ce qui apparaît un peu comme des massifs. Leur beauté n’apparaîtra que plus tard, surtout en hiver ou au printemps lorsqu’ils fleurissent. Il y aura aussi la couleur des fruits. Je me suis donc battu pour que tous les éléments du jardin andalou soient présents. Je crois, néanmoins, que l’olivier, qui est bien portant, est l’âme de ce jardin.

Jardins du Maroc : Quels arbres et quelles plantes avez-vous introduits et pourquoi ? On voit des citronniers, un figuier, mais aussi des hibiscus ou des bougainvilliers, et des jujubiers. Pourquoi avoir choisi ces plantes ?

Abdelfettah Seffar : Comme je le disais, on trouve ici des éléments qui sont incontournables du jardin andalou, disons, du jardin fassi, les agrumes, orangers, que nous appelons les orangers de Séville, ou citronniers, le jujubier, et surtout les plantes odorantes. Ce sont des éléments que j’ai voulu préserver ou replanter. Mais il y a ici également d’autres plantes qui correspondent aux choix de Camille ou de sa famille. Elles sont d’une tout autre nature. Mais je crois que le tout compose un ensemble assez intéressant et, selon moi, harmonieux. On ne voit aucune disparité. Il est vrai aussi qu’il y a un principe de réalité. Parfois certaines plantes marchent et d’autres ne réussissent pas à pousser. Quand une plante ne se plaît pas, cela veut dire que ce n’est pas son milieu. Il faut la remplacer. Quand son enracinement prend, quand elle est heureuse, elle le dit. Il est donc bien clair que c’est l’environnement qu’il lui faut. Il est vrai qu’un tel jardin nécessite beaucoup d’entretien, beaucoup d’amour et mon grand plaisir, c’est de m’y promener et de regarder toutes les plantes. C’est ma manière de les saluer, de les reconnaître, de bien suivre leur évolution. C’est alors que je remarque parfois que des maladies commencent. Je vais alors aider ces plantes en les traitant. J’ai donc une relation assez étroite avec toutes les plantes. La croissance vertigineuse des plantes s’explique aussi par la chaleur que les plantes reçoivent des murs eux-mêmes chauffés par le soleil.

Jardins du Maroc : Est-il facile de trouver de bons pépiniéristes autour de Fès ?

Abdelfettah Seffar : Cela commence. Il n’y a pas une forte demande et donc on ne trouve ici que ce qui est courant. Si on cherche des végétaux plus intéressants, il faut aller à Rabat ou à Kénitra. C’est ce que nous avons fait.


Jardins du Maroc : Il y a des plantes odoriférantes le long d’un chemin d’eau et beaucoup de taches rouges et blanches qui tranchent sur le fond dont la couleur verte dominante est très apaisante. Donnez-vous une préférence aux senteurs ou aux couleurs ?

Abdelfettah Seffar : Nous n’avons pas eu de préférence pour une catégorie quelconque. Nous avons à la fois des plantes odoriférantes et des plantes qui ont été choisies pour leurs couleurs. Parmi les premières, on peut citer le jasmin, le musk (Abelmoschus moschatus), le chèvre-feuille, la lavande, le laurier et bien sûr aux printemps les agrumes lorsqu’ils sont en fleurs. En ce qui concerne les couleurs du jardin, il n’est pas encore totalement à mon goût car je n’ai pas encore pu y mettre des teintes jaunes. Les seuls jaunes qui sont perceptibles, en très petites taches, sont ceux des bougainvillées. On a donc ici une palette qui comprend essentiellement des nuances de vert, cette couleur étant suivie par les rouges. C’est un jardin qui est tout jeune et les plantes qu’on y trouve n’ont pas encore donné leur potentiel. Certaines ont, pour le moment, un certain mal à s’adapter. Il leur faut, en effet, résister aux étés de Fès.

On trouve divers cheminements, parfois, si l’on veut s’arrêter, des divans en bois ou des chaises basculantes. Quels sont les types de regard que vous avez privilégiés ?

Abdelfettah Seffar : Le divan a été placé devant une fontaine qui relie un sahrij « bassain » dont la fonction est de couper le cercle vert en deux. Ce petit chemin d’eau est bordé de lavande. Pour moi, c’est un des coins les plus magiques du jardin. Surtout, comme ce jardin a été créé sur plusieurs niveaux, le plus important pour moi est de pouvoir l’embrasser depuis plusieurs points de vue, ce qui est aussi possible depuis les terrasses des autres maisons. Le jardin fonctionne alors comme un tableau complet.

Quelle place avez-vous faite à l’eau ?

Abdelfettah Seffar : L’eau est la source de vie.
« Nous avons créé à partir de l’eau tout être vivant »
(Sourate XXI, verset 30). Sans eau, il n’y aurait pas de jardin. Et cela explique, d’ailleurs, ce qui est arrivé aux jardins de Fès. Quand les canaux de dérivation de l’oued Fès se sont asséchés, les jardins ont pratiquement tous disparu dans la médina. Les Fassis ne payaient pas l’eau. L’eau traversait toutes les maisons. Elle reliait toutes les maisons et faisait chanter les 69 fontaines publiques monumentales et les fontaines privées dont on mesurait le nombre entre 3 500 et 20 000 selon les estimations. Personne ne pensait arrêter les flux d’eau à Fès. Elle était comme la vie et coulait sans interruption. Et puis, dans les années soixante-dix, en fonction de plusieurs facteurs, cette eau a disparu. Il n’y a pas eu de protestations pour la maintenir car les Fassis commençaient à quitter leur ville. Ils abandonnèrent leurs riads pour construire ailleurs. Et c’est ainsi que ces jardins moururent. Vouloir maintenir ou recréer un jardin en médina, cela signifie qu’il faut beaucoup d’eau et le coût sera nécessairement élevé. Car utiliser l’eau de la ville coûte une fortune. Ce n’est donc pas une solution. Heureusement, il existe dans certaines zones de la ville une alternative, c’est la nappe d’eau. J’ai eu la chance de trouver un puits dans ce jardin. Ceci m’a permis de subvenir aux besoins de ce jardin. Cette eau, pour moi, c’est le sang qui coule dans les veines du jardin. En conséquence, là où j’ai pu placer une fontaine, je l’ai fait.
Pour moi, le bruit de l’eau est déterminant. C’est une joie ou un apaisement. Paul Bowles, dans son livre La maison de l’araignée qui décrit la diffusion de la conscience nationale à Fès en 1954 (Le livre de poche, 1995, 474 p.), livre écrit à Tanger et à Ceylan à l’époque de l’occupation, disait qu’un Dassin, même les yeux bandés, pouvait savoir à tout moment où il se trouvait dans la médina de Fès simplement aux bruits de l’eau. Il y avait une géographie sonore de la médina créée par les multiples fontaines avec leurs sonorités spécifiques. Aujourd’hui, ce fond sonore de la ville a entièrement disparu. En même temps, la culture de la ville a été complètement décimée. Cette médina a vécu une tragédie à grande échelle. Il n’y a plus désormais de solution magique. Si l’on veut voir réapparaître des jardins à Fès, il faudra de l’eau. Heureusement, il existe une très riche nappe phréatique sous la ville de Fès. Elle pourra être utilisée avec parcimonie bien sûr. Ici même, comme il existe une grande surface de terrasses, je récupère les eaux de pluie ou les eaux de lavage qui sera ensuite pompée pour arroser le jardin. En conséquence, aucun détergent ou matière chimique n’est utilisé pour les nettoyages du sol ou des terrasses. Je ne perds ainsi aucune goutte d’eau. L’eau, pour moi, est très précieuse car elle est la vie du jardin. Je la collecte donc pour la stocker dans des réservoirs internes aux murs ou dans des citernes enterrées. On est dans une telle situation qu’il est vital de trouver désormais des solutions différentes de celles qui ont existé.
Regardons, par exemple, le jardin du Musée Batha. Il est en train de mourir sous nos yeux. Ce qui se passe là est tragique. On a dépensé une fortune pour creuser un puits puis pour planter de nouveaux végétaux. Malheureusement, il n’y a pas assez d’eau dans le sous-sol en cet endroit et l’on est en face d’un jardin assoiffé. Et je me pose la question : comment peut-on laisser un tel jardin mourir parce qu’il n’y a pas assez d’eau. On se demande qui va payer cette eau. Or la vérité est que, même actuellement l’eau est abondante à Fès. Il n’y a pas réellement de problème d’eau. C’est une eau qui n’est pas traitée, qui ne revient qu’à presque rien. Mais il y a aussi l’eau qui est vendue très cher. Des efforts ont été faits pour ce jardin du Batha, mais il faudrait une Fondation ou une donation pour lui fournir l’eau nécessaire.

Jardins du Maroc : Qu’avez-vous remarqué concernant les insectes, en particulier les abeilles, mais aussi les oiseaux qui fréquentent votre jardin ?

Abdelfettah Seffar : Le rôle des abeilles est très important dans un jardin. La pénurie d’eau qui existe désormais dans la médina a eu pour effet d’assoiffer également les abeilles que l’on y trouve. Dès qu’il existe une fontaine, elles viennent par dizaines pour y boire. Malheureusement, plusieurs de ces insectes se noient. Il a donc fallu trouver une astuce qui a consisté à mettre des nénuphars dans une vieille fontaine. Les insectes peuvent alors se poser facilement sur la feuille de cette plante et se désaltérer sans courir de risques. Par ailleurs, lorsque nous traitons les plantes, nous le faisons toujours à des moments où les abeilles partent se cacher et sont donc absentes de façon à ne pas les agresser.
En ce qui concerne les oiseaux, nous avons des tourterelles qui nichent dans les mûriers. Les moineaux viennent faire leurs concerts dans l’olivier. Nous avons aussi, de temps à autre, des visites d’autres oiseaux qui viennent se désaltérer dans les fontaines. Nous voyons ainsi le petit faucon de Fès, le faucon crécerelle (Falco tinnunculus) que l’on appelle « bou Amir ». La nuit, d’autres animaux surgissent comme ces nettoyeurs que sont les chauves-souris. Elles viennent réguler la population des moustiques. Un microcosme s’est donc créé dans ce petit jardin qui s’équilibre tout seul.

Jardins du Maroc : Vous êtes en train de restaurer des éléments des anciens palais Mokri. Est-ce que vous envisagez d’y créer de nouveaux jardins ? Disposez-vous de l’espace nécessaire pour cela ?

Abdelfettah Seffar : Dans la première maison Mokri, celle qui est attenante à mon jardin, le patio est organisé autour d’une fontaine centrale. Nous avons pu y créer quatre zones jardinières où nous allons planter quelques végétaux. Quant à l’autre maison des Mokri qui date du XVIIIème siècle, celle qui fut jadis une école, l’ancienne école Agoumi, la question ne s’est pas encore posée. Mais je préfèrerais que ce patio soit épargné de façon à ce que l’on puisse y donner des concerts car c’est un espace fabuleux pour la musique.
Je suis néanmoins en train de voir du côté du jorf. Entre Dâr Hadara et l’école Agoumi, il y avait des greniers des Mokri, actuellement occupés par des artisans, ce qui crée de la pollution en raison des matières chimiques utilisées. C’est un autre endroit où nous pourrions un jour créer un jardin.

Que pensez-vous de l’avenir des jardins à Fès ?

Abdelfettah Seffar : On est encore loin de la prise de conscience nécessaire pour produire le grand réveil de l’art des jardins. De nombreuses structures touristiques nouvelles s’implantent en médina. Or elles apparaissent sans développer un espace de jardin. Le jardin est considéré comme un luxe devenu inabordable. Je ne comprends pas très bien cela Il faudra sans doute attendre quelques années pour voir l’intérêt pour les jardins se manifester à nouveau.
Ceci dit, il y a des palais qui ont déjà des espaces aménagés en jardin. Et des rumeurs font état de leur vente possible. Je pense au palais de Mokri père, du fils Mokri, du Glaoui, de Ba Mohamed, d’Ababou et d’El Jaï. Tous ces palais ont un espace de jardin qui est de grande taille. Si ces palais sont vendus, ce que j’ignore, j’espère que ceux qui vont les acheter conserveront ces espaces végétalisés. J’espère surtout qu’ils leur redonneront vie. Mon inquiétude est que ces palais tombent entre les mains de rapaces qui ne pensent qu’au profit. Le risque est de voir alors cette zone de la médina se densifier encore un peu plus. Je pense que la restauration de Fès passe par la suppression d’un certain nombre de bâtiments. Il ne s’agit pas d’en rajouter. Cette dédensification est vitale pour la médina. Les espaces verts se sont constamment rétrécis depuis trois siècles. On a même vu, dans les années soixante, l’État implanter des écoles en béton dans des espaces qui étaient antérieurement des jardins. Ce fut vraiment très fâcheux.




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