Gilles Clément: un paysagiste amoureux du Maroc


Entre Gilles Clément et Jean-François Clément il n'y a aucun lien de parenté. Cependant, les deux hommes ont un point commun; ils sont tous les deux amoureux du Maroc. Gilles Clément a parcouru le pays à plusieurs reprises, et ce fut l'occasion pour lui d'admirer ses payasges et ses jardins. Dans cet entretien qu'il a accordé à Jean-François Clément, Gilles Clément nous communique avec chaleur sa passion pour les paysages marocains et nous invite à partager ses réflexions sur la notion de paysage


Gilles Clément: un paysagiste amoureux du Maroc
Jean-François Clément : Comment définissez-vous un jardin ?

Gilles Clément : - Je définis un jardin par l'étymologie de ce terme qui vient, dans la langue française, de la racine «Garten». Il s'agit d'un mot germanique signifiant «l'enclos». Il en est peut-être de même, mais cela serait à vérifier, avec le terme arabe «jnân». Ensuite, à l'intérieur de cet enclos, on accumule le meilleur, on l'organise. Et ce meilleur est formé des meilleurs produits de la nature ; qu'il s'agisse de fruits ou de légumes. Le jardin peut ensuite être agencé différemment, compartimenté ou pas. Mais dans tous les cas, il exprime le meilleur de l'art de vivre. Donc c'est aussi un lieu qui représente un idéal.

Cela dit, l'idée du meilleur est variable et peut changer selon les époques. Le style des jardins s'en ressent. Cela veut dire qu'on peut rechercher, par exemple, le plus rare ou le plus précieux. Les jardins classiques français ont, certes, magnifié l'eau. Ils ne l'ont, toutefois, pas fait, tous, de la même façon. Elle demeure cependant un élément scénographique accompagnateur et symbolique. L'élément essentiel est la prise de l'horizon, c'est le regard qui va jusqu'aux limites de l'espace, jusqu'au soleil couchant. Mais cela change aussi selon les lieux. Pour ce qui est de jardins situés dans le Maghreb, c'est toujours quelque chose qui est mis dans un enclos et qui est scénographié de façon très particulière.

Jean-François Clément : Pourtant, dans ces jardins marocains, la part des plantes non nutritionnellement fonctionnelles change. Ainsi l'oranger peut laisser une place variable au bigaradier car la production de fleurs d'oranger va s'accroître dans les rituels d'hospitalité ou parce qu'on souhaite avoir plutôt les odeurs que le fruit.

Gilles Clément : - Ce ne sont que ce que j'appelle des déclinaisons d'un modèle invariant dans la longue durée. Il s'agit d'enrichissements. La base du rêve, l'utopie primordiale est toujours là pour ce qui est de ces jardins d'Islam. Ils peuvent, en effet, s'enrichir, comme il peut aussi y avoir des pertes. Il peut aussi y avoir des rajouts. Car des plantes nouvelles arrivent progressivement avec l'histoire du voyage des plantes et aujourd'hui un jardin est plus riche botaniquement que jadis.

Jean-François Clément : Le palmier dattier (Phoenix dactylifera L.) est d'origine assez récente au Maroc. Les noyaux ont été introduits, il y a une dizaine de siècles, sans doute par les pèlerins de retour de la Mecque. Ainsi Sedra et ses collaborateurs n'ont trouvé aucune différence génétique entre la trentaine de cultivars présents au Maroc et ceux qui sont actuellement présents en Iraq ou en Tunisie. On a vu aussi arriver, au XXe siècle au Maroc des palmiers cocotiers (Cocos nucifera) de très grande taille. D'ailleurs Majorelle a acheté, pour son jardin, plusieurs espèces de palmiers venus d'Amérique ou du Pacifique, ce qui a fait dire que son jardin était une hétérotopie, un «lieu venu d'ailleurs» à Marrakech.

Gilles Clément : - On y trouve effectivement des plantes de la couronne tropicale et il y a vraiment un hétéromorphisme dans un tel jardin. On trouve souvent, au Maroc, aujourd'hui, des jardins qui mélangent les deux types de palmiers, les locaux de taille moyenne ou les palmiers de très haute taille importés. Il y a aussi actuellement, le Phoenix canariensis qui était connu depuis assez longtemps. Il est originaire des Canaries. Comme il résiste au froid, il a été développé dans les pays de climats tempérés d'où il a atteint le Maroc. Il est vrai qu'au XIXe siècle, on a fait venir en Occident des palmiers de toutes les régions du monde. On a ainsi pu sélectionner vingt-quatre espèces résistant au froid .

Jean-François Clément : Sur la placette devant l'opéra de Marrakech, on a ainsi un palmier de très grande taille, un Washingtonia filifera, qui peut fournir une nouvelle identité à la ville car de tels palmiers n'ont plus rien à voir avec les anciens palmiers, parfois de plus en plus malades, de la palmeraie.

Gilles Clément : - Ces plantes, à l'origine exotiques et étrangères au Maroc, vont devenir si familières qu'elles vont donner l'impression d'avoir toujours existé dans les endroits où elles sont vues. Elles vont appartenir au paysage urbain.

Jean-François Clément : Tout est jardin dans la vallée du Dra.

Gilles Clément : - Oui, et c'est cela qui est beau. Et si je viens de parler de fusion, c'est parce que les paysans vivent, dans leurs maisons, dans la terre même qu'ils cultivent par ailleurs. Cette relation est étonnante. Ce n'est pas certes unique. Il y a d'autres endroits dans le monde où cela existe également. C'est très intelligent. Cela fonctionne admirablement sur toutes sortes de points. Et cela, c'est vraiment une sorte de merveille. Pour moi, c'est une merveille humaine, quotidienne et simple.

Jean-François Clément : Pourtant, dans leur forme actuelle, ces jardins ne sont pas très anciens. Les palmiers n'ont guère plus de dix siècles. Ce sont eux qui ont créé les trois étages de végétation actuels avec un gradient croissant d'ombre.

Gilles Clément : - Oui, il n'est pas nécessaire d'être ancien pour être merveilleux.

Jean-François Clément : Avez-vous visité le jardin de Monsieur Marcel François, ancien élève de l'École nationale d'horticulture de Versailles de 1918 à 1921, à Bouknadel ?

Gilles Clément : - Non. On m'en a cependant parlé à de nombreuses reprises. Mais je ne le connais pas.

Jean-François Clément : On y trouve une des deux formes de l'utopie du jardin mondialisé. Des plantes de chaque région du monde se trouvent dans les sous-parcelles de son terrain. On peut aussi juxtaposer des modèles différents de jardins dans un projet du type Jardins du monde. À Berlin tout récemment, un tel projet a été réalisé. On y a inauguré, le jeudi 7 juillet 2005, un «jardin oriental», représentatif de la tradition arabo-islamique.

Gilles Clément : - Pourquoi pas ? On peut réaliser un tel jardin, bien entendu. Je ne trouve pas très intéressant de recopier un modèle culturel. Il serait plus intéressant de savoir quel est vraiment le caractère berlinois d'un jardin planétaire aujourd'hui. Au fond, comment les Allemands réinterprèteraientils cette notion ? Pour moi, tout jardin est un index planétaire. Un jardin marocain, comme un jardin français, peut être un index planétaire. Car toutes le style du jardinier en fait, là vraiment, cela peut être très différent. Il y a, en effet, comme vous le dites, des jardins d'analyse et de compartimentation qui juxtaposent des formes culturelles différentes. Mais il y a aussi les jardins ordinaires qui sont toujours des synthèses de plantes venues de lieux différents. C'est ce qu'on observe dans le jardin Majorelle de Marrakech où il y a une certaine harmonie, qui est une harmonie du paysage, et qui vient du mélange et de la disposition des espèces originaires de partout. Donc, je trouve que le caractère novateur d'un jardin est essentiel.

Jean-François Clément : Avez-vous été voir les plantations en terrasses au Maroc ?
 
Gilles Clément : - Oui. Je me suis rendu dans l'Oukaïmeden. Ces réalisations sont véritablement magnifiques.

Bibliographies
Gilles Clément est ingénieur agronome, jardinier, paysagiste, botaniste, entomologiste. Paysagiste à l'École de Versailles, il crée ses premiers jardins en 1972, puis il abandonne la réalisation pour la conception. Il élabore de nombreux jardins dont le parc André Citroën (en collaboration), le jardin du domaine de Royal, les jardins de l'abbaye de Valloires, du château de Blois et les jardins de l'Arche. Il enseigne également à l'École d'Architecture de Versailles et à l'École Nationale Supérieure du Paysage (ENSP, 10, rue du Maréchal Joffre - RP 914 - 78009 Versailles).

Gilles Clément a publié les livres suivants :
Manifeste du Tiers-paysage, Éditions Sujet/Objet, 2004
La sagesse du jardinier, Éditions L'Œil Neuf, 2004
L'éloge des vagabondes, Éditions Nils, 2002
Le Jardin en mouvement, Éditions Sens & Tonka, 2000
Le Jardin planétaire, Éditions Albin Michel, 1999.