Marrakech, le ravissement du monde


Nadia Khouri-Dagher * - Le paradis terrestre existe. J'y ai passé une après-midi. Un jardin entier de roses de toutes les couleurs, des arbres verts plantés au-milieu, le ciel très pur au-dessus, et une paix absolue alentour. C'est à Marrakech, ce sont les jardins de la Koutoubia, et pour qui aime les fleurs les arbres et la végétation du Sud, oliviers orangers amandiers et palmiers, c'est le bonheur absolu.


Au Jardin Majorelle - Ph portail J.M.
Marrakech se vit en ses jardins. C'est-à-dire loin des foules touristiques. Les aéroports sont souvent, aussi technologiques et fonctionnels qu'ils soient, le premier avant-goût de ce que sera l'étape du voyageur: organisée ou chaotique, bruyante ou calme, propre ou sale, bariolée ou homogène. A Marrakech, à peine le pied posé sur la passerelle de l'avion, ce sont les arbres que l'on voit, arbres des pays chauds dont j'aime les feuillages généreux, les fleurs en surprise écloses sur les branches, les douces palmes balançant dans le vent.

Déjà, de l'avion, amorçant la descente, la ville s'était annoncée par sa verdure, peu à peu les sables arides se tachetant de vert ici et là, pour donner naissance à des orangeraies entières, à des oliveraies, vergers parfaitement ordonnés, merveille créée par la main de l'homme en ces contrées austères.

A l'hôtel, j'ai trouvé un jardin enchanteur, palmiers orangers buissons de fleurs et oiseaux roucoulant dans les feuillages des arbres. J'ai plongé dans la piscine et gouté le bonheur de se laisser flotter, sur le dos, les branches des palmiers se détachant dans un ciel translucide. 

Vers seize heures, les chaleurs de la journée passées, je suis allée à pied, pour une promenade jusqu'en ville. J'ai été saisie par la douceur de l'air sur la peau, un air ni sec ni humide mais juste comme notre corps l'aime. Le long d'une calme avenue, d'autres villas et hôtels s'égrènent, d'autres jardins extraordinaires. Des bougainvillées d'un rose effrontément intense s'épanouissent par-dessus une enceinte, des fleurs blanches en corolle et au parfum exquis attirent ma curiosité, des hibiscus orange rient au soleil.

Paix. C'est le mot qui me vient à l'esprit, celui qui définit l'esprit du lieu, alors que je déambule sur cette terre africaine, qu'apparaissent la muraille de terre ocre et les portes qui protègent la ville.

Ca y est: je suis entrée dans la ville. De part et d'autre des rues, des bâtisses à l'architecture géométrique et massive des années 30, motifs de fleurs gravés aux frontispices, force et simplicité de cette époque-là, et j'imagine soudain Marrakech autrefois, oasis de beauté que l'on atteignait après des heures de voyage, hâvre que l'on découvrait en surprise totale.

Le cœur de la ville est un espace non construit: Marrakech, née du désert et de l'espace infini, lui rend le plus bel hommage en l'accueillant en son cœur. Ce n'est pas un édifice religieux qui marque le cœur de la ville, même si la Koutoubia n'est pas loin; ce n'est pas un noyau dense d'habitations marquant le centre ancien. Non: l'âme de Marrakech est toute entière contenue dans cette vaste esplanade où se concentrait toute la vie de la vie jadis: échanges commerciaux qui étaient l'essence même de la vie dans ces terres de désert, comme Djenné ou Mopti, villes-oasis qui faisaient vivre les habitants alentour.

Ph portail J.M.
En cette fin d'après-midi, Jemma el Fna s'anime peu à peu. L'air résonne de purs rythmes africains, et quatre chanteurs-musiciens, vêtus de robes rouge sang brodées d'or et de cauris, nous disent en musique et mieux que tout l'essence de cette terre qui est d'Afrique avant d'être du Nord. Plus loin, un conteur tient son auditoire captif: les hommes sont là, accroupis en cercle autour de lui, en cette pose des paysans d'Egypte ou de Tunisie, le postérieur sur les talons, et le conteur, remarquablement doué, fait vivre sous mes yeux ce temps où peu savaient lire, et où récits, épopées, événements, par la parole se transmettaient – peu de ces hommes assis là, me dis-je soudain, lisent un livre ou un journal aujourd'hui pour apprendre une nouvelle.

Plus loin, c'est un couple de comédiens qui fait spectacle: l'un est déguisé en femme, un fichu sur la tête, l'autre est couché par terre pour figurer un divan, ils narrent une scène de ménage, qui fait éclater de rire les auditeurs, et moi aussi. En cette fin de journée ordinaire, je vois devant moi ce qui, avec la Nature, bonheur offert, est le plus grand ravissement du monde: des visages d'hommes heureux, souriant et riant de concert – bonheur reçu. En Occident au spectacle, où chacun est assis derrière l'autre, on ne se voit jamais sourire et rire ensemble. Comme face au conteur tout à l'heure, origine de l'information convoyée, je me trouve ici face à l'origine du spectacle, origine du théâtre, quand, en Occident aussi, c'étaient les baladins qui amusaient les foules, passant de ville en ville. Gens d'une même ville, venus là en ce jour de semaine, une fois la journée de travail finie, pour cela: rire, s'amuser, se faire plaisir. Dix-huit heures: à cette heure, à Paris, les gens sont dans le métro, pressés, ne prenant plus le temps de s'arrêter, même pour écouter les musiciens du métro, et n'ayant pas l'humeur à rire. Je me pose des questions idiotes: est-ce cela, le progrès?…

Palmier - Ph portail J.M.
Une femme me prend par le bras: elle me montre un catalogue de décors de henné pour les mains, et offre ses services. Pourquoi pas? J'aime me faire parler le corps de cette teinture végétale en motifs de fleurs et d'arabesques, pour une main, une cheville, une épaule, plus osé de tous les maquillages, plus durable de toutes les parures, plus démocratique de tous les bijoux. Sur la place animée, la femme m'installe sur un petit tabouret de plastique, face à elle. A côté son enfant, un garçonnet de deux ans, me rappelle que le Maroc des palaces de luxe et des jardins enchanteurs est aussi, et d'abord pour la foule ici, un pays pauvre: ses petits pieds sont sales dans ses sandales, son t-shirt maculé, et l'enfant mange un biscuit qui tombe sur le sol et qu'il reprend aussitôt, sous l'œil indifférent de la maman. La femme s'appelle Fatiha, elle me raconte sa vie, comme à une bonne amie, comme le font toutes les femmes arabes – et moi aussi – quand elles se trouvent en sympathie. Elle élève seule ses cinq enfants, divorcée il y a six ans car son mari buvait et rentrait saoul, elle fait vivre seule sa vieille mère aussi, et tous ses enfants en âge vont ou sont allés à l'école. Avec ce seul travail de hennana? lui demandé-je. Non, elle vend des bracelets aux touristes aussi, et elle sort d'un couffin des bracelets d'argent. Nous parlons encore, et Fatiha me montre la photo d'un mariage merveilleux – une jolie jeune fille et un beau jeune homme, vêtus féériquement, comme il se doit pour des Noces marocaines. "C'est ma fille", dit-elle avec le sourire d'une mère, au Maroc même si l'on est pauvre l'on se doit d'offrir à ses enfants une journée où ils seront Roi et Reine: le jour de leurs Noces, dans ce pays royal où les fastes se partagent. Je prends congé de Fatiha et lui promets de lui envoyer la photo prise d'elle: "oui, comme ça je penserai à toi", me dit-elle avec la gentillesse qui me touche tant des femmes populaires dans les pays arabes.

Sur la place, d'autres baladins sont arrivés: un charmeur de serpent, un autre qui tient un lézard énorme par une ficelle accrochée à son gros orteil, d'autres encore sont venus avec leur assortiment de poudres, d'écorces et de racines qui servent à confectionner des potions magiques qui guériront maux de ventre, grossesses indésirées un mari déficient ou au contraire volage. "Mon best-seller est un livre sur les plantes médicinales du Maroc. Il se vend même à l'étranger", m'avait dit Jamila, qui tient une librairie en ville. Je pense à cette jeune Marocaine rencontrée à Paris, qui m'avait raconté comment les hommes maghrébins – et les mères de ceux-ci – craignent parfois les femmes marocaines, soupçonnées de pratiquer la sorcellerie ("sihr"). Je pense à cet article lu dans le plus grand magazine féminin marocain en arabe, trois pages sur la sorcellerie dans les ménages, le Maroc terre d'Afrique par ces croyances également.

Ph portail J.M.
Le soir tombe doucement, une ribambelle de lanternes illuminent joyeusement la place, les restaurants de plein air reçoivent leurs premiers cliens, assis sur de simples bancs de bois: harira et dattes sèches, poissons frits et pommes de terre, thé à la menthe et pâtisseries, pour tous les budgets, pour toutes les envies. Deux cuisiniers-serveurs m'interpellent, le visage jovial et la moustache enjôleuse, je leur retourne leur sourire et leur gaieté, bonheur de ces simples moments d'échanges humains dans la ville, brefs et anonymes, mais la joie et le plaisir sont là ici, par nature, c'est-à-dire par culture.

Dix-neuf heures, le ciel est bleu roi à présent, je hèle une calèche, je rentre à l'hôtel portée par ce rythme animal et apaisant. Nous passons devant le jardin public extraordinaire qui jouxte la grande place, les arbres se distinguent à présent en ombres chinoises sur le ciel bleu profond, en venant je m'étais arrêtée longtemps, le regard vers les branches les plus hautes comme j'aime le faire toujours pour admirer les arbres, j'avais admiré les troncs puissants les feuillages développés de ces arbres si anciens, magnifiques parce qu'aimés et vénérés de tous ceux qui viennent là chaque jour pour goûter la fraîcheur de leur ombre et leur calme, ce jardin public devenant jardin privé des pauvres, paradis de ceux qui n'ont ni piscine ni bougainvillées ni orangers dans leur jardin car ils n'ont pas de jardin dans leur maison, ni même leur maison à eux sans doute. 

Je rentre à l'hôtel, apaisée et heureuse. Un bonheur respire de cette ville, comme dans d'autres lieux bénis, Louxor Olinda Beyrouth San Domingo, bonheur accumulé par tous ceux qui ont vécu ici et qui flotte encore dans l'air bonheur vécu même s'ils ne le savent pas par tous ceux qui vivent là, bonheur des voyageurs touchés à leur tour par ce ravissement. Bonheur conjugué de la beauté du lieu et d'une manière de vivre, sens inné des gens du lieu pour le bonheur de vivre, seul devant un parterre de roses ou goûtant ensemble le plaisir de partager l'amour de la même ville. 

Une fleur de J.M pour l'auteur - P.J.M.
L'auteur :

Nadia Khouri-Dagher * - Anthropologue et journaliste, libanaise et française,  spécialisée sur les sociétés et cultures du Sud.

A participé à de nombreux ouvrages collectifs, scientifiques ou littéraires, et a notamment publié Beyrouth au cœur (1999, rééd. 2000), Un pays pauvre. Voyage au Mali (1996, rééd.1999) et Bleu marine (sur la Tunisie, 1993), tous 3 aux éditions L'Harmattan. Son site: www.ifrance.com/Beyrouth